Pourquoi sommes-nous choqués par la souffrance animale ?
Le 08/02/2014
La vidéo d’un chat torturé a fait polémique et conduit un homme en prison. Pour éclairer notre rapport à la souffrance animale, francetv info a interrogé Damien Baldin, historien et auteur d’une « Histoire des animaux domestiques ».
Il s’appelle Oscar et son sort a ému la France entière. Ce chat torturé dans une vidéo s’en est finalement tiré avec quelques fractures. L’auteur des sévices, lui, a été condamné à un an de prison ferme par le tribunal correctionnel. Une « exception », selon la sénatrice UMP, Chantal Jouanno : « Tout ce qui est acte de cruauté envers un animal est aujourd’hui très peu sanctionné en France », estime l’ancienne secrétaire d’Etat.
L’affaire a déchaîné les passions, à tel point qu’une pétition en ligne a réuni plusieurs centaines de milliers de signatures. Pourquoi le sort des animaux nous choque-t-il autant ? Ce phénomène est-il récent ? Eléments de réponse avec Damien Baldin, historien et chargé d’enseignement à l’EHESS, auteur d’une Histoire des animaux domestiques (éd. Seuil, 2014).
Francetv info : Pourquoi cette vidéo a-t-elle autant choqué l’opinion ?
Damien Baldin : Le chat est un animal domestique, proche de nous. Nous n’aurions pas été touchés de la même manière avec un autre animal, même s’il avait été aussi sensible physiologiquement. Ensuite, c’est un acte de violence dans une société qui la tolère de moins en moins, d’autant que la violence est ici gratuite donc incompréhensible. Ce qui n’a pas de sens est choquant. Enfin, la scène est filmée et circule rapidement. Il est très rare de voir un film où s’exprime une telle violence concrète.
Cette polémique en dit beaucoup sur notre rapport aux animaux, mais aussi aux hommes, car elle reflète une peur sociale partagée par certains Français. Ce fantasme est d’autant plus fort qu’il s’agit d’un jeune, dans un quartier, d’origine immigrée et habitant Marseille, ville réputée violente. Géographiquement et socialement, cela vient frapper l’imaginaire.
Les Français adorent leurs animaux et sont pourtant très attachés à la gastronomie et à certaines exceptions culturelles, comme le gavage des oies ou la tauromachie. Comment expliquer ce paradoxe ?
C’est ce que le sociologue allemand Norbert Elias appelle la « compartimentation de la société ». Les sociétés occidentales, depuis le Moyen Age, sont de plus en plus « civilisées », de plus en plus propres, sensibles, intolérantes à la violence… Mais cela ne fait pas disparaître cette violence, qui est du coup refoulée et mise à distance. Prenez le cas des abattoirs. L’abattage est la pratique la plus violente et quotidienne, mais elle est désormais pratiquée en dehors de la ville, car on ne supportait plus de voir cette violence. Dans le cas des arènes de corrida, cette fois, la violence peut encore être acceptée, car il s’agit d’un lieu réglementé, où la violence est esthétisée et s’appuie sur une narration, une technique.
Quels sont les cas de souffrance animale qui ont choqué dans le passé ?
Les premières violences qui choquent sont celles faites aux chevaux, pratiquées par les charretiers : le fouet, le harnachement… Puis au milieu du XIXe siècle, les violences dites « populaires », ritualisées, provoquent l’effroi des élites urbaines. Dans certaines fêtes, par exemple, on faisait danser les dindes sur des plaques chauffées à blanc. Un jeu consistait également à lancer des cailloux sur la tête d’un pigeon, dont le corps était enfermé dans une boîte. Parfois, il fallait tirer sur une oie attachée pour lui trancher le cou.
Aujourd’hui, ces pratiques sont impensables pour une grande partie de la population. Notre vision des animaux, notamment domestiques, a évolué. Il y a un phénomène de valorisation des animaux. Ce mouvement explique que des intellectuels comme Erik Orsenna ou Edgar Morin militent pour une meilleure place des animaux dans le Code civil, dans une pétition signée en octobre. Certains vont plus loin, notamment les animalistes, qui considèrent chaque animal comme un individu doté de droits et susceptible de souffrir comme les hommes.
A quel moment la question de la souffrance animale a-t-elle émergé en France ?
Elle fait l’objet d’une attention sociale à partir de la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, à travers la littérature des agronomes et des vétérinaires. Les Lumières réfléchissent alors au moyen d’améliorer l’économie du pays. Et la maltraitance animale, justement, représente un risque utilitaire qui menace le développement rural et urbain. Il ne faut pas nuire à l’outil de travail… Peu à peu, la souffrance animale devient ensuite une question morale.
Ce mouvement aboutit à la loi Grammont de 1850, qui punit d’une contravention les mauvais traitements infligés publiquement sur les animaux domestiques. Cette première loi est votée pour protéger les animaux, les chevaux en l’occurrence, mais elle a aussi une dimension pédagogique, car elle cherche à prémunir la société d’éventuelles violences de la classe populaire. Si une personne peut faire du mal aux animaux, pourquoi n’en ferait-elle pas aux hommes ? Ce fantasme existe encore aujourd’hui, il suffit de lire les forums pour s’en rendre compte.
La France a-t-elle été en retard sur cette question ?
Il y a eu un décalage de quelques dizaines d’années avec la loi britannique. Même après le vote de la loi Grammont, il a fallu attendre cent ans pour que la législation évolue. Le délit qui a entraîné la condamnation du jeune homme date seulement de 1963. C’est assez tardif.
Mais il faut tout de même rappeler que la France a longtemps été beaucoup plus rurale que le Royaume-Uni. Le rapport aux animaux domestiques n’était donc pas le même. Plus une société est embourgeoisée et urbaine, plus elle pense le rapport aux animaux domestiques uniquement à travers l’animal de compagnie, le plus proche de nous. Mais dans une société rurale, il y a aussi d’autres animaux de compagnie, comme les animaux d’élevage. C’est un animal dont il faut tirer un profit matériel voire tuer, mais pour lequel on peut avoir de l’affection.
Ce qui est certain, c’est qu’au XIXe siècle, notamment dans les campagnes, il existait un lien avec l’animal domestique, dont on a perdu aujourd’hui le sens et la richesse. Comment peut-on être capable, quand on est paysan, d’aimer un animal et le tuer ? Aujourd’hui, dans nos sociétés, c’est quelque chose qui est devenu incompréhensible.
Au départ, donc, la question de la souffrance animale est perçue différemment selon sa catégorie sociale ?
L’animal n’est pas perçu de la même façon si l’on est un éleveur, un grand bourgeois parisien ou un ouvrier du Nord… Plusieurs perceptions cohabitent. Les critères de tolérance à la violence, en effet, deviennent une norme sociale imposée par une élite. Certaines classes populaires les transgressent sans même en avoir le sentiment. En 1924, une femme est condamnée à Rouen (Seine-Maritime) pour mauvais traitement sur animaux, car elle a eu le malheur de pendre des lapins pour les tuer. Elle ne comprend absolument pas ce qui lui arrive, car elle a fait comme elle a toujours vu dans sa famille. Ces gestes séculaires ne sont pas perçus comme une violence par ceux qui les exécutent.
Un autre exemple, étudié par l’américain Robert Darnton, date de 1730, à Paris. L’épouse d’un maître-artisan adore les chats. De leur côté, les compagnons et les apprentis ont le sentiment d’être mal considérés. Cela les choque beaucoup que cette femme consacre autant de soins à ces animaux, notamment de la nourriture, alors qu’eux-mêmes se trouvent dans une situation matérielle difficile. Ils décident alors de massacrer les chats. Typiquement, vous avez la rencontre entre la sensibilité d’une femme urbaine, qui développe déjà de l’affection pour les animaux. Et de l’autre, des compagnons de la classe populaire, où le chat est parfois associé à un imaginaire diabolique.
Quand est-ce que la société tout entière se découvre un intérêt pour la souffrance animale ?
Cela arrive avec l’essor du féminisme et de la pensée sociale. La féministe Marie Huot, proche des milieux révolutionnaires et socialistes, défend par exemple les animaux en luttant contre la vivisection. Dans Le Peuple, Jules Michelet évoque les ouvriers, les femmes, les enfants, bref, tous ceux qui sont marginalisés dans l’économie et la société. Et il parle de « frères inférieurs du peuple » en évoquant les animaux, car eux aussi sont exploités et travaillent. Quand vous vous penchez sur les parlementaires qui ont milité pour la cause animale au début du XXe siècle, vous découvrez qu’ils s’intéressent souvent à la question des femmes ou à celle des enfants perdus. Ils ne les confondent évidemment pas, mais ils estiment qu’ils sont tous victimes d’une forme d’oppression qu’il faut combattre.
Ce qui gêne les hommes, ce n’est pas la douleur des animaux, c’est surtout que cette souffrance heurte leur moralité ?
D’un côté, il est établi que les animaux souffrent physiologiquement et nous sommes donc convaincus qu’ils ont droit au bien-être. De l’autre, ce sont souvent les animaux les plus proches des hommes qui sont protégés, ceux qui nous sont le plus proches. La souffrance animale est une construction sociale, qui renvoie à l’esprit de notre époque.
Source : FranceTV