Des droits de l’homme pour… les animaux?
Le 31/07/2013
Peter Singer, né en 1946 en Australie de parents juifs viennois, est titulaire de la chaire d’éthique à Princeton et a créé à l’université Monash le Centre de Bioéthique humaine.
Il est l’auteur du best-seller mondial «la Libération animale» (réédité chez Payot en 2012). Il a aussi défendu l’avortement par des arguments qui ont fait polémique. Dernière publication: «Les animaux aussi ont des droits» (avec Boris Cyrulnik et Elisabeth de Fontenay) au Seuil.
Quelle était traditionnellement l’attitude de la philosophie vis-à-vis des animaux?
Peter Singer Aristote, Thomas d’Aquin ou Kant partagent la même conviction que les animaux sont des moyens au service des besoins humains. On sait que pour Descartes les animaux n’avaient pas de conscience. Les Lumières, notamment avec Rousseau, ont jeté un regard plus empathique sur les animaux.
Mais le premier à avoir saisi la question en termes d’exigence morale est le Britannique Jeremy Bentham, au début du XIXe siècle. Il rattache explicitement sa réflexion à la «Déclaration universelle des droits de l’homme»: «Les Français ont déjà réalisé que la peau foncée n’est pas une raison pour abandonner sans recours un être humain aux caprices d’un persécuteur, écrit-il. Peut-être finira-t-on un jour par s’apercevoir que le nombre de jambes, la pilosité de la peau ou l’extrémité de l’os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes d’abandonner une créature sensible au même sort.»
Paru en 1975, votre essai intitulé «la Libération animale» a ouvert une nouvelle étape de la discussion. Vous y défendez un point de vue «utilitariste». Qu’est-ce que cela signifie?
Le raisonnement utilitariste consiste à dire qu’on ne sait si une action est bonne ou mauvaise qu’en se demandant si ses conséquences sont bonnes ou mauvaises pour les «êtres sensibles» – ou, pour garder le mot anglais, les sentient beings. Qu’est-ce qu’un sentient being? Je crois que la meilleure traduction française est: un être capable d’une expérience subjective.
Or la douleur est la première de ces expériences subjectives. Si je vous pince, vous faites l’expérience subjective de la douleur. Si je pince un chien, si j’enlève une plume à un oiseau, ils souffriront. En revanche, si je pince une fleur, elle ne souffrira pas. La notion de sentient being va donc au-delà du genre humain et implique que les animaux ne doivent plus être considérés comme des moyens, mais comme «des fins en soi», pour reprendre le vocabulaire de Kant.
Pour le dire autrement : les animaux, comme les hommes, ont un intérêt propre à vivre. Dès lors, agir de façon éthique signifie que nous devons choisir nos actions en fonction de leurs conséquences non seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux. Et ne leur faire du mal que si cela permet d’obtenir un plus grand bien pour d’autres êtres sensibles. A l’évidence, nous ne respectons pas ce standard.
PETER SINGER est l’auteur du best-seller mondial «la Libération animale» (réédité chez Payot en 2012). Dernière publication: «Les animaux aussi ont des droits» (avec Boris Cyrulnik et Elisabeth de Fontenay) au Seuil. (DR)
Tous les animaux sont-ils des êtres sensibles, des «sentient beings»? Où se situe la limite?
Nous connaissons assez le système nerveux des mammifères et des oiseaux, leurs comportements, leurs origines et leur évolution pour avoir la certitude qu’ils sont capables d’une expérience de la douleur. Le degré de certitude diminue à mesure que l’on s’éloigne de l’être humain et qu’on arrive en bas de l’arbre phylogénétique. Les vertébrés sentent la douleur, mais les moustiques?
Les grands singes occupent-ils une place particulière dans cette graduation? Faut-il leur accorder des droits?
Les grands singes ont des capacités cognitives dont ne jouissent pas les autres animaux. Cette idée contribue à réduire le fossé homme-animal dans nos représentations. Néanmoins, il n’est nul besoin que les animaux aient ce type de capacités cognitives pour que nous ayons à les reconnaître comme êtres pouvant sentir la douleur.
De la même façon, je suis réservé sur la notion de «droit des animaux». C’est surtout un slogan. Car l’essentiel, c’est de leur donner une protection légale et d’arrêter de leur causer du tort. Ce qui signifie notamment que, là où nous avons les moyens de nous nourrir autrement, nous devons arrêter de manger les animaux et de les élever à ces fins.
Vous appartenez à la tradition philosophique «analytique», qui se veut pragmatique et qui est dominante dans le monde anglo-saxon. La pensée française, plus conceptuelle et plus politique, a analysé la question animale d’une tout autre manière. Par exemple, pour certains théoriciens, l’enfermement industriel des animaux a préparé le cadre mental aux camps de concentration. Que pensez-vous de ce genre de recherches?
L’écrivain Isaac Bashevis Singer disait déjà que pour les animaux tous les hommes sont des nazis… Mais ce sont des spéculations qui ne m’intéressent pas. L’approche de la question animale par Jacques Derrida ou Elisabeth de Fontenay met l’accent sur le statut moral des animaux, montre en quoi nous sommes des animaux, mais ne dit rien de ce que l’on doit faire pour aider concrètement chaque animal. La philosophie analytique me semble plus claire, plus rigoureuse et surtout plus capable d’influencer les comportements de chacun.
Source : Le Nouvel Obs