Luc Ferry : « Les animaux ne sont ni des choses, ni des humains »
Le 15/04/2014
Le philosophe réagit à la proposition de loi de Frédéric Lefebvre pour la protection des animaux. Il plaide pour un renforcement de la loi et une évolution des mentalités.
Luc Ferry est écrivain et philosophe. Il a été ministre de l’Education Nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche dans le gouvernement de Jean- Pierre Raffarin. Il est chroniqueur au Figaro.
Frédéric Lefebvre propose aujourd’hui une loi pour renforcer la protection des animaux. Vous êtes un des spécialistes du sujet. Pourquoi faut-il, selon vous, faire évoluer la loi?
D’abord, je salue l’initiative de Frédéric Lefebvre parce que, en effet, il faut faire évoluer la loi. Pourquoi? Parce que, comme l’avaient déjà remarqué plusieurs parlementaires depuis des années, elle pose encore trois problèmes, malgré des évolutions très significatives depuis les années 70. D’abord, il y a une espèce de contradiction entre le droit civil et le droit pénal. Le premier définit l’animal comme un meuble et le second comme un être sensible – ce qui semble tout de même assez peu cohérent. Ensuite, les animaux sauvages ne bénéficient toujours d’aucune protection d’aucune sorte, ce qui fait que le même animal, selon qu’il est mis en captivité ou laissé dans la nature, n’a pas le même statut juridique, ce qui, là aussi n’a guère de sens. Enfin, malgré les évolutions que je signalais et qui sont allé dans le bon sens, la vérité, c’est que dans la pratique, vous pouvez faire subir à peu près n’importe quelles tortures à un animal de laboratoire ou d’élevage sans risquer quoi que ce soit. Il faut donc aussi renforcer la loi pour faire évoluer les esprits, parce que la loi a une fonction symbolique cruciale: elle montre que la collectivité se soucie d’une question.
N’est-ce pas un luxe de société prospère quand les êtres humains sont menacés à travers la planète?
L’argument revient sans arrêt et il est franchement stupide: je ne vois pas en quoi le fait de maltraiter un lapin, un rat, un chien ou une grenouille améliore le sort des gens en Centrafrique ou en Syrie. Prétendre qu’en s’occupant du bien être des animaux, en les protégeant contre des tortures inutiles et malsaines, on laisse de côté les humains est juste absurde. Qui nous empêche de nous occuper des deux? Franchement, cet argument n’a aucun sens, il sert seulement à se débarrasser du problème…
Dans les traditions philosophiques, quel est le rang de l’animal entre l’être et la chose?
C’est toute la question, et elle est cruciale, d’une profondeur philosophique abyssale. Les animaux ne sont ni des choses, comme le prétendait Descartes de façon aberrante, ni non plus des humains, quoi qu’en disent les militants fondamentalistes qui discréditent leur propre cause par leurs délires «zoophiles». La preuve? Les animaux n’ont pas de morale, d’éthique et ils n’enterrent pas non plus leurs morts, ce qui dénote aussi une absence d’interrogation métaphysique. On a déjà vu des humains dépenser des trésors d’énergie pour sauver une baleine, on n’a jamais vu, sauf dans les contes de fées, une baleine en faire autant pour eux. Ce sont en revanche, comme nous, des êtres sensibles, susceptibles d’éprouver du plaisir et de la peine et même, pour les mammifères supérieures, de développer une intelligence et une affectivité considérables. C’est cela qu’il faut prendre en compte et respecter, sans pour autant les «humaniser». Le problème, c’est que le cartésianisme a marqué profondément la tradition française avec sa fameuse théorie des «animaux machines». Descartes pensait sérieusement que les animaux n’étaient que des automates, des machines ultra sophistiquées, sans doute, mais quand même des machines sans affect. Par exemple, il déclare tranquillement que les hurlements que pousse un animal pendant une vivisection n’ont pas plus de signification que le «timbre d’une pendule». C’est évidemment absurde, et aucun scientifique aujourd’hui ne défend plus cette thèse. Déjà Maupertuis objectait à Descartes que si les animaux étaient vraiment des automates, personne ne s’amuserait à être sadique avec eux. On n’a jamais vu personne, disait il, torturer une horloge alors qu’on a souvent vu des enfants ou même des adultes prendre plaisir à torturer une bête…
La protection des animaux ne mène-t-elle pas à l’anthropomorphisme?
C’est précisément un écueil à éviter et malheureusement, les militants de la cause animale tombent souvent dans le piège. L’animal est un intermédiaire entre la chose et l’homme, il n’est ni l’un ni l’autre, et qui confond les deux tombe dans un véritable délire qui nuit de toute façon à la cause animale. J’aime bien la formule de Michelet, comme j’aime le poème de Hugo sur le crapaud: tous deux parlaient joliment de nos «frères inférieurs», ou de nos «frères d’en bas». Je trouve que c’est bien vu et que cela suffit à tout faire pour éviter les souffrances inutiles aux animaux.
Au-delà des animaux domestiques, quid des animaux d’élevage, de leur alimentation et des conditions d’abattages (gavage d’oie, abattage rituel, élevage en batterie…)?
Qu’on le veuille ou non, le problème ne cessera de monter en puissance, car, pour des raisons de fond que je ne peux pas développer ici, la sensibilité à la souffrance animale ne cessera de s’accroitre dans les pays démocratiques. J’ai eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises avec Xavier Beulin, le patron de la FNSEA, un homme que j’estime et respecte et qui comprend très bien les choses. Si vous comparez la France à des pays comme la Chine, le traitement des animaux d’élevage en France est remarquablement humain. Allez sur les sites internet et vous verrez comment on écorche y vifs chiens et chats par millions sans le moindre scrupule. Il y a sur le net des vidéos qui tournent sur ces sujets et qui soulèvent le cœur: on y voit des chats qu’on ébouillante pour mieux arracher leur peau vivants, des chiens qu’on écorche vif et qui continuent à vivre et à saigner pendant des heures. Donc, notre agriculture à bien des arguments à faire valoir par rapport à d’autres traditions. Reste que son intérêt est de se saisir elle-même du problème pour faire des progrès, car faute d’en faire, je le dis avec la certitude de ne pas me tromper, elle sera rattrapée un jour ou l’autre par des mouvements hostiles de l’opinion publique. Du reste, un paysan qui respecte ses bêtes et qui se respecte lui-même, ne s’amuse pas à les faire souffrir.
Source : Le Figaro