Les animaux, ou l’effet boomerang
Le 30/12/2014
Tandis que des espèces s’éteignent par milliers, de petits robots à figure de chaton viennent égayer les EMS japonais. Stupeur, nous pourrions connaître le même sort que les animaux
«Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.» Vous connaissez la fable de La Fontaine. Si elle était écrite en 2014, il est probable que son dénouement serait différent. Le loup ne jouirait plus de son «droit du plus fort» car l’ovin aurait porté plainte pour harcèlement répété. Et jouirait du soutien de toute la blogosphère, si prompte à s’émouvoir. Pourquoi un tel retournement? Parce que nous avons moralisé notre rapport aux bêtes. C’est à la fois bénéfique et nuisible. Bénéfique puisque les animaux, en Suisse depuis 2008, ont changé de statut juridique: ils ne sont plus des objets mais des êtres vivants, sensibles à la douleur, qui ont droit à la dignité. Dignité? Notion différente selon qu’on est chasseur ou végétalien, propriétaire de yorkshire ou éleveur. Mais reconnaître ce droit à l’animal est une avancée incontestable en termes de civilisation.
Encore faut-il en faire bon usage. Le 22 décembre, une femelle orang-outan du Zoo de Buenos Aires obtenait le statut de «personne non humaine», au sens philosophique et non biologique du terme, ont défendu ses avocats. Mais à qui profite cette liberté acquise? Au singe qui n’a rien demandé ou aux militants de la cause animale qui ont gagné une bataille idéologique? La moralisation se révèle nuisible quand elle s’accompagne d’une vision partielle, anthropomorphique et souvent mièvre des animaux, de plus en plus perçus comme une essence, de moins en moins appréhendés dans leur diversité d’espèces. On dit l’Animal. Et on le pense forcément bon et innocent, quelque chose comme le meilleur de l’homme. D’où notre désarroi quand on découvre que les chimpanzés peuvent s’entre-tuer par pure cruauté.
La question animale ne date pourtant pas d’aujourd’hui. L’Antiquité déjà en débattait. Pourquoi alors est-elle devenue urgente? C’est d’abord une question d’échelle. Au vu de la démographie galopante, la destruction de notre planète s’accélère. Nous en sommes à la fois les acteurs, les témoins indignés et les victimes. Pour ne prendre qu’un exemple: la production mondiale de viande, cinq fois plus élevée qu’en 1950, est l’une des premières causes de la déforestation, du réchauffement climatique et de la pollution de la planète. Manger de la viande engage donc bien notre pronostic vital.
Ensuite, il y a eu la science, la génétique en particulier, qui a montré que la frontière entre nous et certaines espèces était ténue, notamment avec les grands singes, dont certains sont en voie d’extinction. Nous pourrions subir le même sort. Et le pire, c’est qu’en même temps que des milliers d’espèces s’éteignent, des robots à figure de chaton, dotés d’empathie et bientôt d’une intelligence comparable, voire supérieure à la nôtre à en croire certains, viennent égayer les vieux jours des EMS japonais. A l’angoisse de notre propre finitude s’ajoute celle du grand remplacement. Stupeur: ce qui arrive aux animaux pourrait également nous arriver. Le loup avait raison: «Si ce n’est pas toi, c’est donc bien ton frère.»
Source : Le Temps