Chez les animaux, « la hiérarchie permet de vivre ensemble »

Chez les animaux, « la hiérarchie permet de vivre ensemble »

Le 14/04/2015

La hiérarchie ne crée pas l’inégalité, mais apprend à vivre ensemble, affirme Alexis Rosenbaum, professeur de philosophie des sciences. Interview.

La correction des inégalités socio-économiques fait la fierté de nos États modernes, quand dans la nature les rapports entre les animaux nous paraissent le lieu d’une inégalité constante, issue de la lutte pour la survie et la reproduction. Cette inégalité produit des hiérarchies de dominance qui autorisent pourtant la vie en commun, ce qui nous interroge en tant qu’êtres humains. C’est ce qui a poussé Alexis Rosenbaum, professeur de philosophie des sciences à l’université Paris-Saclay, docteur en psychologie cognitive, à se pencher sur l’organisation des sociétés animales. Une incursion pleine de surprises qui dynamitent nombre de préjugés sur la nature du pouvoir et de l’inégalité.

Le Point : Pourquoi vous être intéressé au monde animal ?

Alexis Rosenbaum : Pendant des années, mon travail a été centré sur les hiérarchies humaines, à partir des réflexions de Tocqueville, sur la façon dont, lorsque les hiérarchies institutionnelles s’affaissent, des formes d’exacerbation de la comparaison sociale apparaissent. Une fois que les individus bénéficient d’une certaine égalité de conditions, ils se jalousent de manière plus intense, la susceptibilité à la différence devient plus grande. Inévitablement, je me suis trouvé confronté à la question de l’origine évolutive des hiérarchies humaines. Cette origine était peut-être à trouver du côté de nos ancêtres les primates. Pour réinscrire la question des supériorités et des infériorités humaines dans leur cadre naturel, c’est bien à ceux-ci qu’il faut s’intéresser, puisque nous y sommes affiliés. Aujourd’hui, la réflexion sur l’inégalité ne peut plus se passer de l’enseignement de la biologie. Celle-ci est une source d’informations sans égale pour qui souhaite penser la hiérarchie. Il n’existait pas de synthèse sur le sujet dans l’édition française. Je me suis donc lancé.

Quelle a été votre première découverte ?

Que la hiérarchie permet de vivre ensemble. On a une idée négative de la notion de hiérarchie, liée à notre réprobation des institutions hiérarchiques humaines. L’étagement des ordres de l’Ancien Régime sert de repoussoir à notre éducation républicaine. Celui des castes de l’Inde nous paraît incarner l’injustice sociale érigée en système. Quand on regarde du côté des animaux, on s’aperçoit que non seulement la hiérarchie permet de réduire la violence interne au groupe, mais qu’elle encadre souvent des conduites de coopération. Chez les singes géladas, un mâle dominant, une fois qu’il a vaincu, abordera son adversaire malheureux avec des gestes d’apaisement. Si le vaincu montre alors des signaux de subordination, ils se livreront à un toilettage réciproque et pourront se nourrir à proximité l’un de l’autre sans heurts. Ces attitudes sont vitales pour les géladas, qui vivent en vastes bandes. Chez les singes patas, en revanche, il n’existe pas de signaux clairs de soumission, et les mâles ont le plus grand mal à mettre fin à leurs altercations quand ils sont rassemblés. Cela ne leur pose cependant pas de problème majeur, puisqu’ils vivent de manière plus dispersée que les géladas. On a l’image d’une hiérarchie qui sépare, qui crée des barrières étanches. Dans le monde animal, d’une certaine manière, la leçon est presque inverse. Avant de séparer, elle permet de vivre ensemble.

Les animaux sont-ils des dominants ou des dominés par nature ?

On pourrait croire que ce sont des facteurs très élémentaires comme la force ou la taille qui sont décisifs pour la constitution des relations de dominance. En réalité, une multitude de facteurs entrent en jeu, notamment des facteurs liés à l’expérience personnelle de l’animal. Chez certains oiseaux comme le fou à pieds bleus, le statut de dominant s’acquiert très tôt dans la couvée. Le bénéfice des quelques jours d’éclosion plus précoces permet à l’aîné de prendre le dessus sur son cadet, ce qui paraît logique. Mais l’aîné conserve cette attitude de dominant, même si son cadet devient plus costaud, et inversement, le cadet garde son attitude de subordination. Une hiérarchie peut donc se constituer à partir des effets d’expérience, d’effets presque psycho-sociaux pourrait-on dire. Les expériences montrent qu’un animal peut s’enhardir en raison de ses victoires passées ou se décourager en raison de ses défaites précédentes. Il existe chez nombre d’espèces un winner effect comme un loser effect, au point qu’on peut se demander si les animaux n’apprennent pas à être dominés ou dominants.

Vous avez été surpris de constater qu’il existait chez les primates une forme de transmission du rang…

Cette forme de transmission du rang évoque par analogie la transmission du rang chez l’être humain telle qu’on l’a connue dans le monde aristocratique par exemple, laissant entrevoir des sortes de classes sociales. Que les rapports de forces se reproduisent à travers le temps un peu à la manière de certaines sociétés humaines sans pour autant faire appel à des institutions est surprenant : comment certains primates s’y prennent-ils pour réussir à transmettre un rang sans la moindre institution ou idéologie qui apporte une caution à leur étagement ? Eh bien, chez les femelles macaques, par exemple, la mère va épauler ses filles de manière très régulière pour les aider à grimper dans la hiérarchie du groupe, elle va les soutenir systématiquement dans les conflits jusqu’à ce que les petites atteignent un rang proche du sien. Par un système d’alliance, de coalition, les filles peu à peu réussissent à dominer toutes celles que leur mère domine.

L’originalité du processus tient au fait que l’acquisition du statut n’est ni génétique (une orpheline perdra son rang) ni institutionnelle, puisque aucune règle explicite n’encadre les relations, mais qu’elle est essentiellement influencée par la disponibilité des alliés. Le statut dépend de ceux qui le construisent, le reconnaissent et le maintiennent, faute de quoi l’ordre s’effondre.

On pourrait croire que l’homme est le seul être capable de s’extraire des mécanismes de dominance naturels, l’institution de la monogamie, en particulier, constituerait une preuve que les humains échapperaient à cette loi naturelle du plus fort prolongée en loi du plus fécond. Or vous rapportez que c’est en réalité chez l’être humain qu’on trouve les formes d’inégalité les plus marquées à cet égard.

Si dans la nature, globalement, rang supérieur et succès reproductif vont à peu près de pair chez les mâles, il existe cependant des espèces où une relative égalité peut s’instaurer entre les mâles. Chez certains primates, il n’est pas toujours facile pour les dominants de monopoliser les femelles et de surveiller les subordonnés pour les empêcher d’entreprendre celles-ci. Ainsi, chez certains babouins, plus le nombre de mâles augmente dans un groupe, plus le contrôle des femelles devient ardu pour les dominants. Il suffit que la végétation s’épaississe, par exemple, pour que des accouplements subreptices puissent plus facilement se dérouler.

L’homme, lui, s’il appartient à l’espèce qui a construit des institutions égalitaires totalement inconnues dans le monde des vertébrés, est aussi celui qui, parmi les primates, a été le plus loin dans la direction de l’inégalité de reproduction. L’organisation des harems en est une illustration. Les murs, les gardes, les eunuques traduisent un ordre de coercition qui dépasse tout ce à quoi les babouins à l’oeil plus vigilant peuvent prétendre, institutionnalisant des inégalités reproductives complètement disproportionnées par rapport aux qualités effectives dont pouvaient se prévaloir les hommes qui en bénéficiaient. Dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas un hasard, l’élimination des harems est parallèle à celle du despotisme politique.

Quel questionnement ce détour du côté des animaux a-t-il suscité en vous ?

Si l’on accepte la prémisse que nous descendons d’une espèce de primates possédant une hiérarchie de dominance, on ne peut que s’interroger sur la présence étrange des chasseurs-cueilleurs parmi nos ancêtres les plus récents, car ils ont semble-t-il constitué des groupes assez égalitaires, si l’on en juge par les quelques sociétés de chasseurs-cueilleurs qui subsistent aujourd’hui. Comment est-on passé d’une espèce hiérarchique à une organisation en bandes plutôt égalitaire ? Le mystère demeure. Entre – 6 millions d’années et – 50 000, pour donner un ordre de grandeur, il y a malheureusement en la matière un trou dans les connaissances.

Source : Le Point

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